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L'étrange cas des jeux vidéos à la deuxième personne

17 Juin 2022, 07:48 Jeux vidéos Analyse détaillée

Dans la plupart des jeux vidéos en 3D, le joueur peut choisir entre la vue à la première personne (il est dans son personnage, il voit par ses yeux) et la vue à la troisième personne (la caméra suit son personnage, derrière ses épaules). Parfois, il est possible de zoomer graduellement entre les deux, : en dézoomant au maximum, on se situe quelques mètres derrière le personnage, tandis qu'en zoomant, on se met juste derrière lui et en allant au maximum, on passe à la vue subjective en première personne. 

 

Il y a quelques jours, le hasard des suggestions Youtube m'a fait découvrir une autre possibilité : la vue à la deuxième personne. Et c'est vrai, entre la première et la troisième, il y a la deuxième. Mais de quoi s'agit-il ? 

Dans Battletoads (sorti sur NES en 1991), le combat contre le boss du premier niveau se fait du point de vue du boss. Vous contrôlez toujours votre personnage, mais vous le voyez par les yeux du méchant (voir cette vidéo). Vous êtes dans le corps du méchant qui attaque le personnage que vous contrôlez. Dissociation perturbante : vous voyez par un point de vue qui est différent de celui de votre personnage. Vous vous voyez par les yeux d'un autre. C'est le point de vue en deuxième personne. Battletoads est peut-être le premier jeu à avoir utilisé ce procédé.

Dans un roman, un récit à la deuxième personne serait celui où le narrateur s'adresse à son personnage : tu fais ceci, tu penses cela etc. Nathalie Sarraute utilise ce procédé dans son autobiographie, Enfance, dans un dialogue avec elle-même : 

- Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d'enfance »... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.

- Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...

- C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... c'est peut-être que tes forces déclinent...

- Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...

- Et pourtant ce que tu veux faire... « évoquer tes souvenirs »... est-ce que ce ne serait pas...

- Oh, je t'en prie...

Nathalie Sarraute, Enfance (1983)

C'est le principe des jeux de rôle, où le maître de jeu dit au joueur ce qui se passe : "ton personnage a réussi à grimper l'échelle, mais il y a un soldat qui veille sur la muraille. Qu'est-ce que tu fais ?" C'est aussi le principe des livres dont vous êtes le héros : "vous rencontrez un monstre", "voulez-vous passer par la forêt ou par le cimetière ?" Le narrateur s'adresse au lecteur pour lui dire ce que vit son personnage et lui donner des choix : "si vous voulez attendre que la nuit tombe, allez au (paragraphe) 32."

C'est une convention du livre dont vous êtes le héros qu'il soit écrit à la deuxième personne. En anglais, la collection s'appelait bien Choose your own adventure. Le héros est le lecteur : il s'identifie au personnage principal, comme dans tout roman, mais de plus c'est lui qui le dirige. 

 

Dans ce genre de livres, l'usage de la troisième personne semblerait inadapté. Une collection de livres dont vous êtes le héros, Loup*Ardent, de J.H. Brennan (par ailleurs auteur de la géniale série La Quête du Graal), a pourtant fait ce choix. Le héros incarné par le lecteur est mentionné à la troisième personne, ce qui, étrangement, rend l'identification au personnage encore plus forte ! C'est une sorte de retour à la case départ du roman (qui est la plupart du temps à la troisième personne) mais avec l'ajout de l'histoire à choisir. 

L'étrange cas des jeux vidéos à la deuxième personne

Au cinéma, le générique de Dirty Harry 2 est célèbre pour ce révolver pointé vers la gauche tout le générique, qui se braque à la fin sur le spectateur, en même temps que la voix de Harry récite sa célèbre tirade sur son calibre. Le spectateur est donc mis à la place du criminel, à qui le héros s'adresse. (Il s'agit toutefois moins de deuxième personne que de rupture du quatrième mur.)

 

Mais que serait le point de vue à la deuxième personne dans un jeu vidéo ?
On peut avoir un bref aperçu de ce procédé en jouant à Portal. Dans ce jeu, votre héroïne doit s'échapper de grandes salles qui semblent fermées de partout. Mais l'héroïne que vous incarnez, Chell, est équipée d'une arme qui peut ouvrir deux portails, un orange et un bleu. Quand vous tirez sur un mur, vous ouvrez un portail. Quand vous tirez une deuxième fois à un autre endroit, vous ouvrez un deuxième portail. Cela crée alors un tunnel entre les deux. Vous entrez dans un portail, vous ressortez par l'autre. Cela permet, en ouvrant des portails à distance, d'atteindre des plateformes inaccessibles en hauteur ou de franchir des gouffres.

Imaginons : vous tirez sur le mur situé au nord de la pièce, puis sur le mur au sud. Vous pouvez directement aller d'un bout à l'autre de la pièce sans la traverser à pied. C'est l'effet le plus simple. Vous pouvez aussi tirer sur le mur devant vous puis sur le haut d'un mur pour arriver à une coursive à l'étage d'au-dessus. Et je passe sur tous les effets étranges que vous pouvez créer. (Par exemple, en mettant un portail au sol et un au plafond, juste à la verticale de l'autre, vous pouvez vous lancer dans une chute infinie !)

 

Portal est prévu pour la première personne. On peut bricoler pour passer à la troisième personne mais le jeu ne semble pas fait pour cela. Vous voyez tout par les yeux du personnage, mais vous ne pouvez pas connaître sa tête, comme dans la vraie vie : vous pouvez vous regarder des pieds aux épaules, mais vous ne pouvez pas voir le visage de l'héroïne. La seule façon d'y arriver est de se regarder dans le miroir créé par les portails en les disposant d'une façon bien particulière. 

La vidéo ci-dessous, faite dans Portal 2, illustre ce que je veux dire, plus clairement qu'une longue explication :

De plus, en disposant correctement les deux portails, on peut, dans certaines circonstances, se voir assez bien pour contrôler son double : non plus son personnage mais son image dans les portails. D'un point de vue pratique, cela n'a pas d'intérêt dans le jeu, mais c'est une expérience perturbante, assimilable à une expérience de son sortie de son corps (out-of-body experience) ! Imaginez que, dans la vraie vie, vous controliez non votre corps mais votre reflet dans le miroir ! Ou bien que vous soyez filmés en permanence (comme dans The Truman Show) et que vous vous regardiez sur un écran de surveillance.

 

Cette expérience étrange du point de vue en deuxième personne peut se retrouver lorsqu'on joue à deux, par exemple à Mario Kart. L'écran est coupé en deux. Chacun a la vue de son personnage, mais il est toujours possible de regarder la moitié d'écran de son voisin, et de voir son propre perso par les yeux de l'autre joueur ! Vous voyez par exemple votre véhicule doubler celui de votre pote, ou vous voyez ce salaud qui vous prépare une carapace rouge. Et au moment où sa carapace vous heurte, vous voyez votre véhicule valdinguer par-dessus lui !

L'étrange cas des jeux vidéos à la deuxième personne

Prenons la situation ci-dessus. Imaginons que je joue Toad (écran du bas) et que mon copain joue la princesse Peach, en haut. Je peux m'amuser à faire la course en regardant l'écran du haut et à suivre Toad du point de vue de Peach. Ponctuellement, cela m'aide à voir où en est Peach et à réagir quand elle me prépare une attaque dans le dos. C'est de l'espionnage. Mais pour ce qui est de contrôler mon véhicule, ce serait perturbant et donc inefficace ; comme je suis habitué à contrôler le personnage au premier plan, j'aurais le réflexe de croire que je contrôle Peach. Il faudrait donc que je me force à ignorer le personnage principal pour me concentrer sur Toad au deuxième plan.

 

Un jeu assez célèbre joue sur cet effet de distanciation : The Stanley Parable. Vous incarnez Stanley, un anonyme employé de bureau devant son ordinateur. Un narrateur en voix-off, avec un bel accent anglais oxfordien, raconte alors votre histoire et vous dit ce que Stanley va faire. Habituellement, ce serait une séquence d'introduction (une cinématique) sauf qu'ici, vous avez déjà le contrôle du personnage. Vous pouvez alors sagement faire ce que dit le narrateur, qui devient de ce fait un prescripteur. Mais, bien sûr, une question s'impose rapidement : et si je refuse de faire ce que le narrateur ? Si je fais exprès de désobéir ! Après tout, le narrateur est censé raconter ce que je vais, pas me dicter ma conduite ! 

 

Si le narrateur dit que Stanley franchit la porte de gauche et que vous choisissez celle de droite, il va commencer à toussoter et vous ramenez où vous étiez, en insistant poliment pour que Stanley prenne la porte de gauche ! Si vous recommencez, il va s'énerver, comme un vieux lord capricieux... Et même si vous obéissez, Stanley vivra toutes sortes de choses bizarres. 

 

Le jeu montre comment la normalité absolue peut conduire à la folie. Il joue sur l'effet de deuxième personne, en créant une distanciation entre le personnage et vous. L'idée ingénieuse est en fait que le narrateur se prend pour l'auteur tout-puissant et que, si vous vous rebellez, il deviendra votre ennemi. The Stanley Parable joue à fond sur l'effet de quatrième mur. Ce genre de jeu postmoderne poussé à l'extrême est à essayer une fois, mais une fois qu'on a compris le concept, cela ressemble plus à une performance d'art contemporain qu'à un jeu vidéo. Il n'y a pas de "bonne fin" pour Stanley, donc on ne poursuit même pas un but pour obtenir la victoire. Il n'y a pas réellement de victoire, juste des explorations de possibilités qui peuvent vous entraîner dans n'importe quoi. Les effets "méta" (la fiction vous dit qu'elle n'est qu'une fiction etc.) se font au détriment du gameplay. On sourit au second degré, mais au premier degré, ce n'est pas un jeu très intéressant, ni très beau. Je m'en suis vite lassé.

 

 

The Stanley Parable, 2013, de Galactic Cafe)

The Stanley Parable, 2013, de Galactic Cafe)

L'effet de deuxième personne n'est-il donc qu'un gimmick ?

Le youtubeur Nick Robinson, dans sa vidéo This is what a "second-person" shooter would look like , parle d'un jeu qui exploite volontairement ce procédé et mieux que n'importe quelle production avant lui. Sorti en 2011, Driver: San Francisco (DSF) se présente comme un jeu de voiture assez classique : un policier poursuit la mafia à travers la ville, au cours de diverses missions. Lors des phases de conduit, on peut choisir la vue en première personne (on est directement sur le siège conducteur) ou à la troisième (la caméra est derrière notre voiture), comme dans n'importe quel jeu du genre. Jusqu'ici, tout est normal.

L'étrange cas des jeux vidéos à la deuxième personne

Mais DSF introduit un procédé original : le policier peut se projeter en esprit dans le corps de n'importe quel conducteur de la ville ! On peut donc prendre possession immédiatement d'une voiture. Et comme ce conducteur a souvent un passager à côté de lui, on se retrouve au volant à côté d'un inconnu, en pleine conversation. Le joueur doit donc improviser pour continuer la discussion sans éveiller les soupçons de son passager ! Vous jouez un flic qui doit jouer à être quelqu'un d'autre. Une idée géniale de jeu de rôle !

 

Mais le meilleur reste à venir, et c'est sur cela que Nick Robinson insiste : le policier va se servir de ce pouvoir pour infiltrer la mafia : il va prendre le contrôle de l'esprit d'un des hommes de main pour obtenir des informations de l'intérieur. Comme tout infiltré, il va cependant devoir faire le boulot d'homme de main. Il va jouer un double-jeu, comme dans Infernal Affairs, mais en étant en sécurité : il est mentalement dans la tête d'un gangster mais son corps de policier reste à distance. Même s'il se trahit, il peut quitter l'esprit qu'il possède et revenir à lui-même. Il semble en sécurité. Sauf que la situation va finir par se retourner contre lui : dans un niveau, intitulé The Target, la cheffe de la mafia monte en voiture avec l'homme que vous contrôlez et elle lui ordonne de prendre en chasse la voiture du flic qui les pourchasse, c'est-à-dire vous ! Vous devenez la cible !

 

Le jeu du chat et la souris est inversé, puisque c'est le policier qui se retrouver poursuivi par les voleurs. Le problème est que le flic et le bandit ne font qu'un ! Vous allez devoir contrôler votre voiture de policier, mais en la voyant du point de vue en première personne de la voiture des mafieux. Vous n'êtes plus le personnage au volant en premier plan mais le conducteur de la voiture qu'il poursuit !

Dans cette mission, vous contrôlez la voiture orange, pas la voiture dans laquelle vous êtes au volant !

Dans cette mission, vous contrôlez la voiture orange, pas la voiture dans laquelle vous êtes au volant !

C'est le seul exemple, semble-t-il, où le point de vue à la deuxième personne n'est pas une bizarrerie ou une possibilité marginale mais un procédé pleinement intégré à l'histoire et appelé par elle. Ici, l'expérience d'être hors de son corps est mise en scène littéralement : vous êtes hors de votre corps et vous voyez vivre ; mais pire, vous voyez votre moi de substitution se mettre à poursuivre votre vrai moi !

 

* * * 

 

* Pour des informations plus détaillées sur Driver: San Francisco, ce jeu hors-norme digne de Nolan (je ne veux pas spoiler) et par ailleurs introuvable, voir cette autre vidéo de Nick Robinson

* Sur SensCritique, une liste de 30 jeux vidéos utilisant -à un certain moment - la vue à la deuxième personne.

 

* Un article du magazine parodique Hard Drive (sorte de Gorafi du jeu vidéo), qui imagine un jeu à la deuxième personne poussé à l'extrême, Are You Playing ?, dont le but est de poser le maximum de questions philosophiques ! Avant de jouer, il faut déjà répondre à une série de questions pour prouver que vous êtes un humain et pas un androïde. Ensuite, quand vous finissez le jeu, vous retournez au niveau 1 et le jeu vous demande si vous avez vraiment joué au jeu etc.

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